La visite officielle à l’Elysée, le 8 décembre 2011, de M. Andry Rajoelina, président de la Haute autorité de transition (HAT) à Madagascar, a été largement perçue comme la confirmation de la partialité de l’administration Sarkozy dans la crise politique malgache, qui dure depuis plus de trois ans. Si, sur le papier, une telle visite pouvait se justifier, quelques semaines après la signature par la majorité des forces politiques malgaches d’une feuille de route censée organiser de façon « consensuelle et inclusive » une sortie de crise, elle jouait en réalité sur une illusion qui ne dupait pas grand monde : l’idée qu’un simple paraphe allait, comme par enchantement, dissiper les profonds contentieux qui paralysent depuis si longtemps la scène politique malgache.
Depuis le 17 septembre 2011, date de la signature de la « feuille de route », les choses ont en effet bien peu évolué. L’ancien président Didier Ratsiraka (au pouvoir de 1975 à 1993 et de 1997 à 2002) a certes pu rentrer au pays le 24 novembre, après plusieurs années d’exil en France. Mais le principal adversaire de M. Rajoelina, l’ex-président Marc Ravalomanana (au pouvoir de 2002 à 2009), n’a, lui, jamais pu rentrer d’Afrique du Sud, où il est en exil depuis qu’il a été chassé du pouvoir en mars 2009. Condamné par contumace pour la mort de plusieurs dizaines de manifestants lors des troubles qui ont abouti à sa chute, M. Ravalomanana s’est vu interdire l’accès au territoire, le 21 janvier dernier, par les autorités de « transition » (1).
Alors que la sortie de crise achoppe aujourd’hui sur la question de l’amnistie (2), prévue par la feuille de route, qui doit bénéficier aux acteurs politiques « pour tous les événements politiques intervenus entre 2002 et 2009 », et alors que nul ne sait quand pourront se tenir les prochaines élections, seule issue « consensuelle »possible à la crise, la proximité affichée par la France officielle avec M. Rajoelina irrite bien des Malgaches.
Pour nombre d’entre eux, la France est même la première responsable de la crise qui mine le pays. L’ancienne puissance coloniale a toujours été suspectée — souvent à juste titre — de s’ingérer dans les affaires intérieures malgaches (3). Mais, depuis la chute de M. Ravalomanana, rumeurs et informations se bousculent sur le sujet.
Il faut dire que les relations qu’entretenaient les autorités françaises avec le président déchu étaient plus que tendues. Perçues comme favorables à M. Ratsiraka lors du grave contentieux post-électoral qui opposa ce dernier à M. Ravalomanana en 2002, les autorités françaises mirent de longs mois à reconnaître, bien après les autres pays occidentaux, la victoire du second sur le premier.
Mal engagées, ces relations se détériorèrent les années suivantes. De l’adhésion en 2005 de Madagascar à la Communauté pour le développement de l’Afrique australe (SADC), dont l’Afrique du Sud est le poids lourd, à l’introduction de l’anglais comme troisième langue officielle, avec le malgache et le français, en 2007, les décisions du président Ravalomanana furent mal vécues à Paris, où l’on était habitué à des dirigeants malgaches plus « francophiles ». M. Ravalomanana avait un « tropisme très fort en faveur des Etats-Unis, de l’Allemagne, et [...] de la Chine et son modèle de “démocratie autoritaire », insiste aujourd’hui encore le site Internet du ministère des affaires étrangères français (4). Pour ne rien arranger, M. Ravalomanana faisait figure de mascotte pour les institutions financières internationales, dont il appliquait les préceptes néolibéraux avec un enthousiasme qui ne plaisait pas toujours aux milieux économiques français installés de longue date sur la Grande Ile (5).
Ainsi, les sujets de crispation franco-malgaches se multiplièrent tout au long de la présidence Ravalomanana. Le groupe Bolloré fut, dit-on, fort marri de se voir souffler la concession du port de Toamasina, privatisé en 2005, par un concurrent philippin. Quant à Total, il fallut une très forte pression de l’Elysée pour que le gouvernement malgache signe, en septembre 2008, une licence permettant à la multinationale française d’explorer les sables bitumineux de Bemolanga, à l’ouest de Madagascar. Les quelque sept cents entreprises à capitaux français recensées à Madagascar furent en réalité loin d’être balayées. Les anciennes structures coloniales, à l’exemple de l’historique Henri Fraise Fils et Cie, comme les multinationales françaises (Orange, Colas, etc.), n’ont pas autant souffert qu’on le dit sous la présidence Ravalomanana. Elles ont elles aussi profité, directement ou indirectement, de l’injection massive de crédits internationaux après la prise de pouvoir du très libéral président malgache. Mais l’ambiance avait changé.
A cela s’ajouta bientôt un contentieux diplomatique. En juillet 2008, l’ambassadeur de France Gildas Le Lidec dut quitter son poste six mois seulement après son arrivée. Il s’est fait « chasser comme un malpropre, soupçonné par Marc Ravalomanana de porter le mauvais œil », rappellera en mai 2009, quelques semaines après l’éviction de M. Ravalomanana, Stéphane Gompertz, directeur Afrique et Océan Indien au Quai d’Orsay, devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. « Paradoxalement, ajouta M. Gompertz, s’il [M. Le Lidec] était resté sur place et que le président [Ravalomanana] avait écouté ses conseils, ce dernier serait peut-être encore au pouvoir (6) ».
Il n’en fallut pas plus pour instiller l’idée qu’une main française avait agi pour faciliter le renversement de M. Ravalomanana. Dans les cortèges organisés pour soutenir ce dernier au début de 2009, la France était d’ailleurs vivement prise à partie. « France, arrête de semer la zizanie au Peuple Malagasy », pouvait-on lire sur une banderole lors d’un rassemblement pro-Ravalomanana au stade Mahamasina d’Antananarivo, le 14 février 2009 (7). D’autres menacèrent avec véhémence les Français installés à Madagascar. « On va s’en prendre physiquement à eux, s’époumona une passante devant une caméra française. Ils vont rentrer chez eux en cercueil, je vous le certifie (8) . » Des intimidations qui ne sont jamais prises à la légère dans un pays qui abrite une des plus importantes « communautés françaises » d’Afrique (vingt-cinq mille personnes, dont treize mille binationaux).
La thèse d’un « complot français » ne prospéra pas que dans les rues d’Antananarivo. Dans les câbles diplomatiques américains révélés par WikiLeaks à l’automne 2011, la même idée est mentionnée par M. Pierre Van den Boogaerde,ancien représentant du Fonds monétaire International (FMI) à Antananarivo. « Van den Boogaerde a affirmé que la France a payé la facture pour les “extras” du CAPSAT », note l’ambassadeur américain de l’époque, M. Niels Marquart, en référence aux mutins du Corps des personnels et des services administratifs et techniques (CAPSAT), qui ont joué un rôle central dans le renversement de M. Ravalomanana et l’accession de M. Rajoelina au pouvoir en mars 2009. Relevant que le représentant du FMI ne « peut pas prouver un lien direct avec le gouvernement français », l’ambassadeur américain note toutefois que d’autres personnalités, y compris des diplomates étrangers, partagent la même conclusion (9).
Si l’hypothèse d’un soutien français au coup d’Etat a la vie dure, c’est aussi que la France n’a jamais masqué sa proximité avec le président de la HAT Andry Rajoelina. L’inauguration en grande pompe d’un immense hôtel Ibis (groupe Accor) à Antananarivo, le 23 juin 2009, est un exemple intéressant des bonnes relations retrouvées entre la France et Madagascar. Outre les dirigeants du groupe Accor et leurs partenaires malgaches (la puissante famille Rajabali), on voit sur les photos se congratuler pêle-mêle M. Rajoelina, l’ambassadeur de France Jean-Marc Châtaigner — nommé à Antananarivo au lendemain de la prise du pouvoir par M. Rajoelina — et l’intriguant homme d’affaires franco-malgache Patrick Leloup, « conseiller spécial » du président de la HAT et considéré comme « l’homme de Robert Bourgi » — l’ex-« homme de l’ombre » de la Françafrique sarkozienne — à Madagascar (10).
Une ambiance étonnamment chaleureuse, entre les coupes de champagne et les crépitements des flashes, quand on sait que M. Nicolas Sarkozy qualifiait quatre mois plus tôt le renversement de M. Ravalomanana de « coup d’Etat », observant de surcroît que « la suppression du Parlement », première décision prise par M. Rajoelina, n’était « quand même pas un signe très positif (11) »...« C’est notre chouchou »
Au cours des négociations entamées depuis 2009 entre les différentes « mouvances » présidentielles malgaches (MM. Ratsiraka, Zafy, Ravalomanana, Rajoelina), la France s’est toujours montrée très favorable à M. Rajoelina.C’est par exemple ce qu’expliquait début septembre 2009 M. Leonardo Simao, ancien chef de la diplomatie mozambicain et membre de l’équipe de médiation de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) pour Madagascar, dans une discussion rapportée par l’ambassadeur des Etats-Unis. Après avoir rappelé les contentieux opposant la France et M. Ravalomanana, souligné le soutien apporté par la France au régime de M. Rajoelina et mentionné la pression qu’essaient d’exercer certains Français sur les négociateurs malgaches engagés dans le processus de « sortie de crise », M. Simao tira cette conclusion dénuée d’ambiguïté : « L’ingérence française dans les affaires malgaches équivaut à un quasi-colonialisme (12). »
Un fin connaisseur français du dossier malgache nous confirme en ces termes le soutien dont jouit effectivement M. Rajoelina à Paris : « C’est notre chouchou. » Reste qu’il faut apporter quelques nuances. Si M. Rajoelina a les faveurs de la France, encore faut-il savoir de quelle « France » il s’agit. Car Paris a toujours eu plusieurs canaux d’intervention parallèles en Afrique subsaharienne. Ainsi, pendant que M. Stéphane Gompertz, par exemple, tentait au Quai d’Orsay de convaincre M. Rajoelina de ne pas se présenter à l’élection présidentielle qui doit intervenir, un jour, pour mettre fin à la « transition » (13), d’autres, du côté notamment de M. Claude Guéant, ancien secrétaire général de l’Elysée et actuel ministre de l’intérieur, adoptaient une ligne nettement moins consensuelle, défendant l’idée d’une élection rapide susceptible d’imposer le « chouchou » par les urnes et de prendre de court les intérêts concurrents (14).
Cette « double commande » de la politique africaine explique sans doute pourquoi la position de la France est parfois apparue fluctuante. Les autorités françaises, qui disposent de toute façon d’autres « amis » à Madagascar, se seraient même, à un moment donné, montrées prêtes à sacrifier M. Rajoelina pour s’assurer de l’exclusion définitive de M. Ravalomanana du jeu politique malgache. Il y avait, nous explique notre source, un « deal » entre les Français, soutiens de M. Rajoelina, et les autorités sud-africaines, plus favorables à M. Ravalomanana. Les uns et les autres devaient en parallèle faire pression sur leurs « chouchous » respectifs pour qu’ils acceptent de se retirer. Ainsi s’expliquerait la promesse faite le 12 mai 2010 par M. Rajoelina de ne pas se porter candidat à la prochaine présidentielle. « J’ai pris la décision de ne pas être candidat à l’élection présidentielle pour terminer la transition dans la neutralité », avait-il alors assuré, ajoutant : « Je me sacrifie pour ne pas sacrifier les Malgaches. » Les Sud-Africains n’ayant pas honoré leur part du « deal », ou M. Ravalomanana ayant refusé de s’y plier, M. Rajoelina est prestement revenu sur ses promesses et semble aujourd’hui plus déterminé que jamais à s’imposer à l’issue de la « transition ». Reste à savoir quand, et comment, se terminera cette interminable crise politique.
Thomas Deltombe (Le Monde Diplomatique)